Georges Perros

  GEORGES PERROS
MARINES

Toi qui dans la halte d’une journée peut-être difficile
As choisi de lire
Plutôt que d’écouter, ou de voir
N’as-tu pas la télévision
Je veux que ce soit donc par amour
De ce pays à l’extrême-ouest de l’Europe
De cette Europe fatiguée
Dans les restes prestigieux de laquelle
Les hommes se tuméfient
Se heurtent, se font mal
Comme papillons en folie
Que menace l’obscurité
Les lampes du bonheur d’être homme
S’éteignent une à une
Soufflées par le mauvais vent de la mort
D’une mort que nous ne voulons pas
Puisque nous respirons toujours
Puisque nous avons des amis
Avec lesquels ne pas tuer le temps
Cet immortel
Mais le fondre
A la chaleur humaine
Puisque les femmes nous sont toujours désirables
Et qu’avec elles pas mal d’entre nous
Faisons encore des enfants
A tout le moins européens
Pourquoi ce deuil prématuré ?
Je t’invite à te recueillir
A t’introduire
A l’intérieur de cette région en toi
Restée vierge
Cette région de confidence indicible
Que le rêve habite
Où il vient faire son lit
Ou son nid car il est oiseau
Au rythme de la pulsation horizontale
Quand le sablier se retourne du bon côté
Quand cesse le bruit
De ce langage de politesse et d’ennui
Qui nous va si mal et si bien
Cela dépend des circonstances
Et dans les rets duquel le suicide
File sa quenouille empoisonnée
Que la mort prend le plus souvent à son compte
Par instinct de conservation
Si tout le monde se suicidait
Elle n’aurait plus qu’à rendre son tablier
La mort
Elle ne servirait plus à rien
Ce langage inoffensif et roucoulant
Que l’on connaît :
« J’ai vraiment été très heureux de vous connaître...
Vous avez le téléphone ?
Il faudra que vous veniez avec votre femme un soir.
Vous jouez au bridge ?
Vous travaillez en ce moment ?
On devrait vivre six mois à Paris et six mois à la campagne.
Je me demande s’il a vraiment quelque chose à dire...
On ne voit pas assez, mais Paris.
Il faut absolument que je vous le fasse connaître, un type délicieux.
Et le prochain livre, il avance ?
On vit vraiment comme des fous...
Téléphonez-moi, téléphonez-moi... »
Et ce langage chuchoté
Dans la chambre à côté
Qu’on entend sans le faire exprès
Ce langage des couples chez eux...
« Tu n’aurais pas dû lui raconter çà, il a fait une drôle de tête.
Elle est plus sympathique que lui, tu ne trouves pas ?
Dans le fond, on ne devrait recevoir personne ...
Le gigot était un peu trop cuit...
Je me demande s’il m’aime toujours...
Qu’est-ce qu’elle racontait dans la cuisine ?
Il a pris un coup de vieux, tu ne trouves pas ? »
La vie est longue ainsi parlée
Ô le froissement des mots
Et des vêtements que l’on retire
Avec difficulté
Le bruit des chaussures qui tombent
Sur le parquet
Le bruit que font les ressorts du lit
Quand les corps s’y couchent ensemble
Et qu’un grand soupir salutaire
Vient sonner le carillonnement
De la journée enfin finie
Ô le sommeil tonitruant
Des deux corps comme deux semelles
Sous les draps à la nuit tombée
Ô les corps que nous transportons...
Je t’invite à chercher avec moi
A chercher à gratter à palper
A mettre l’aiguille adéquate
Sur la cire molle
De cette carte encore imaginaire
Dont je te propose l’exploration
Dont je te demande de parcourir
Les lieux de haute sensibilité.
Que mes faibles mots
Profitent un peu du miracle
De nos mémoires conjuguées
Nous entendrons battre le cœur
Fût-ce faiblement
De ce pays à l’extrême-ouest de L’Europe
Qu’on appelle la Bretagne,
Ou plus précisément,
L’Armor.
Il est long à se déclarer, ce pays
On n’en perçoit pas tout de suite
Le tressaillement organique
On le trouve généralement beau
C’est une manière
De s’en débarrasser.
Il faut s’y enfoncer s’y perdre
Comme dans l’amour justement,
En connaître toutes les saisons
Et surtout celle-là où l’homme
Perd un peu de son ombre
Et surtout celle-là l’hiver
Qui rend les choses à leur nom
Oui, Mallarmé, l’hiver lucide,
Et qui n’a pas connu l’hiver
D’un homme,
D’une femme
D’un pays,
D’une pensée,
En ignore plus que la moitié.
Peut-être y es-tu venu toi aussi
Peut-être en gardes-tu la nostalgie violente
Et que dans le silence
De tes quatre murs retrouvés
Le disque breton reprend sa course
Se remet en branle marine
Aux dépens de tous les autres
Et que c’est tout à coup des plages de lumière noire
Des ciels, des odeurs, de vieux saints
Moisissant dans un coin d’église
Qui prennent possession de toi
Et déracinent un peut ta vie
A la quotidienne engagée.
Pense si tu la connais
A cette petite chapelle
A ce dernier refuge occidental
Du bon Dieu, mort paraît-il
Peut-être bien assassiné
Allez chercher le criminel
Elle passe son purgatoire
A la pointe du Van, là-bas
Bien sûr elle ne sert plus à rien
Elle a de la barbe d’écume au menton
Un pêcheur retraité
En fait visiter les absences
Quand il y a beaucoup de monde
En état de curiosité.
Elle ressemble à quelque chose
D’infiniment solitaire
Elle doit penser que les hommes
Qui l’ont construite
Elle doit penser, et pourquoi
Les pierres ne penseraient-elles pas,
Que c’étaient de braves gens
Un peu fous
Qui voyaient des saint partout
Les Bretons en furent prodiges
Et des diables et des sirènes
Alors que nous dans ce vieux monde
On ne voit plus rien du tout
Sinon les faubourgs de la lune
Puisse le cercle refermé sur lui-même
Au bout de ses périphéries
T’avoir un peu rendu à cette enfance
Jamais assez lointaine
Ou vaincue
Pour que le présent n’en soit parfumé.
Il y a des réalités
Qui ressemblent au rêve qu’on en fait
Avant de les connaître
Ainsi certains lieux de la terre
Avant même d’en avoir souffert la dureté
Le bien et le mal
La fragile éternité
Mais c’est nous qui sommes fragiles
Des lieux entr’aperçus
Dans le plus jeune de nos âges
Nous en avons plus qu’il ne faut
Ou antérieur
A notre premier regard sur le monde
Des lieux où la vie et la mort
Battent les cartes du grand jeu
Et qui grandissent avec nous,
Nous envahissent
A tel point que si l’on me demandait
Comment est fait l’intérieur de mon corps
Je déplierais absurdement
La carte de la Bretagne
Je te propose ce fugitif compagnonnage
Entre le chien et le loup
De l’aboiement crépusculaire
Je te demande de m’aider
A extraire de nos solitudes jumelles
Un peu de cette magie
Grâce à laquelle se renouvelle le bail
Se rafraîchissent nos tristes idées
Qui sont comme pierres dans un désert- sans oasis
Stupidement debout contre le mur du néant
Comme lorsqu’on attend quelqu’un
Qui ne viendra pas
Qui ne viendra plus
Le rendez-vous n’aura pas lieu
Les pierres de Carnac sont comme ces idées
Muettes pour l’éternité
Justes bonnes à attirer ceux qui veulent savoir tout
Par le biais de qui ne sait rien
Ô l’histoire, belle paresse,
Mais vivre en est une autre, histoire,
Rempli d’épines, le chemin,
Et n’ignore-t-on pas encore
L’étrange énigme d’ici-bas ?
Il faut que je te retire de moi, la Bretagne,
Que je t’arrache comme une grosse dent,
Que je me fasse mal, essayant
De m’oublier pour que tu vives
Sans moi, sans moi, qui ne peut plus te suivre
Dès lors que je t’aime au présent,
Que je t’ouvre comme un éventail
Comme un ventre de bœuf
Comme une huître
Et que par la grâce de cette effraction
Un peu de la vie même
Se jette au vent
Avec tes hommes et tes femmes
Tes colères et tes langueurs
Avec tes grand-mères, si nombreuses
Qu’on pourrait croire que ce sont elles
Qui naissent ici chaque jour,
Tes vieilles à coiffe
Ô ces coiffes les Bigoudens
Combien d’épingles
Pour les faire tenir
Ces gracieuses cheminées sur vos crânes
Dans le pays le plus venteux
Le plus plat du monde
Dans le plus grand des courants d’air
Avec cette coiffe suprême
Le phare d’Eckmülh érigé
Comme un sexe ami des pêcheurs
Qui lance sa bonne lumière
Dans le ventre ouvert de la nuit
Quel hurlement
Quand la détresse prend la mer
Comme un mari fou les cheveux
De sa femme adultère
Les vieilles à coiffe
Qui font du vélo sous la pluie
Mais pleut-il vraiment en Bretagne ?
La légende le dit, mais quoi
Le crachin c’est une rosée
Qui vient de là-haut, qui s’enroule
Autour de nos fronts fatigués
Cela nous fait du bien à l’âme
C’est à peine si la route s’en trouve humectée
Le crachin ne va pas jusqu’à terre
Il est volatil, émulsion, neige d’été
Son bruit est doux, c’est de la ouate
Dieu se fait Breton à ce bruit
Mobile est frais
Avec tes jeunes filles
Aux jambes fuselées
Au bas-ventre très en avant
Comme celui des Anglaises
Quand elles jouent du Shakespeare ou du Ford
Tes jeunes filles qui vont bras dessus bras dessous
Dans la rue principale
A l’heure où chacun se promène
Elles vont et viennent
Comme des oies charmantes
Sous l’œil trouble des jeunes gens
Qui les invitent le dimanche
A danser le twist, quoi encore
Qui fait l’érotisme primaire.
Elles ont une diction chantante
Un peu moqueuse
Et l’œil bleu ciel, bleu d’acier
Bleu fou lumineux
Ou noir d’ébène, noir mauresque
Dangereux velours sous les cils
Taches de rousseurs en vadrouille
Sur leur visage un rien mongol
Pommettes d’api prononcées
A moins qu’espagnol andalou
D’où viennent-elles ?
A combien de races mélangées
Doivent-elles d’être ainsi faites ?
Elles sont coquettes
Il n’y a jamais assez de vitrines à lécher
Et Paris la grande ville
En attire plus d’une hélas
On les retrouve bonne chez un dentiste
Ou dans les contributions
Ou pire, doctement mariées
Avec un homme à large panse
Qui les a trop civilisées
Où sont leurs belles couleurs ?
J’ai remarqué, c’est à mes risques et périls
Que le mariage ne leur réussissait qu’à moitié,
Sans trop savoir pourquoi, mais vrai
Les voilà fanées
Du jour au lendemain
Comme si je ne sais quelle funeste hérédité
S’était déclaré dans le spasme
En tout bien tout honneur répété.
Il es est peu qui passent le cap
Du lit conjugal en beauté.
Elles aiment encore se déguiser
En reine, en duchesse en page
Comme si les temps n’avaient pas changé
Elles aiment encore jouer
A n’être pas tout à fait ce qu’elles sont
Et leur théâtre est plus vivant,
Vivant, ça se dit dans les livres
Que celui-là qui mime tout
A l’italienne vous savez
Les coulisses sont toujours prêtes
A recevoir les naufragés
Qui se démaquillent bien vite
Non certes ce n’était pas vrai.
Mais avec ces jeunes filles
Qui gardent vaches dans les prés
Il en reste encore quelques-unes
Ou mettent en conserves
Des poissons au profil déçu
On se laisse bien prendre au jeu
De ces coutumes d’autrefois
Et leurs jupes longues, leurs châles
Que des anges auraient brodés
Leur manière d’être naturelles
En ces moment privilégiés
Laissent rêveur l’homme actuel
Qui les regarde ainsi passer
Et s’étonne enfin d’une grâce
Qui leur vient de la nuit des temps
Dont le jour cruel atténue
Le provisoire enchantement
L’amour qu’on éprouve pour un pays
Cela ne tient à rien
A un bout de ciel détaché
Qui vous prend le cœur en écharpe
Les hommes s’éloignent un peu
L’homme que l’on sent parfois être
On se hait plutôt que l’on s’aime
Entre nous, entre soi et soi
C’est grand dommage
Mais comment faire pour s’aimer
Plus qu’il n’est permis entre humains ?
A une rue très mal pavée
Au coin de laquelle il est sage
De rester muet, à la porte
De l’impensable éternité
A une odeur, une fontaine
Dans le secret d’un chemin creux
Un lavoir où tout le linge du quartier
Depuis des siècles
Vient se faire battre en mesure
Sous l’œil vicieux des korrigans
Il y a toujours un peu de paradis
Sur notre boule terrestre
La Bretagne en a gobé une bonne partie
Et pourquoi y viendriez-vous
Vous dites qu’il y fait froid
Que ses hommes sont brutes épaisses
Qu’il y pleut quatre jours sur trois
Gens des mois de juillet et d’août
Dites, y reviendriez-vous ?
Mais ne s’y sent-on pas
Moins déserté qu’ailleurs
On s’y arrête
Au gré de je ne sais quel bon vertige
Entre la mort et la vie brève
Entre la mer et le soleil
Qui l’éclabousse en branle-bas
Quand il se lève, à l’Est, là-bas
Ensanglanté royal
Et que des feux de sa crinière
Oui l’image a déjà servi
Il secoue les yeux du jour endormi
Et les crible de sa poussière d’or massif
Quel vertige qui vient de loin
Et de tout près, que l’on peut toucher de la main
La mer est jeune, quel âge a-t-elle
Elle est ce mur horizontal
Où s’appuyer quand rien ne va
Et rien ne vas plus trop souvent
Cette béquille infatigable
Qui n’en finit pas de jeter
Sa parabole au fond des sables
Dans le cœur mat d’un coquillage
On l’entend encore chanter
Elle est terrible aussi, traîtresse
Qui ne le sait ?
Elle vous flanque par-dessus
Ceux qui l’aiment jusqu’à la mort
Et les poissons croisent alors
Un équipage qui descend
Les mains crispés dans le néant.
La mer s’en lèche les babouines
Comme un tigre après avoir bu
Tout le sang d’une chair humaine
Elle est extraordinairement monotone
Comme tout ce qui est important
La vie l’amour
Jean-Sébastien Bach
La mort j’imagine...
Il y a un proverbe breton
Qui dit que la poésie est plus forte
Que les trois choses les plus fortes
Le mal le feu et la tempête
Et c’est bien la poésie
Qui s’est enfoncée jusqu’à la garde
Dans la gorge de la Bretagne
De la baie du Mont Saint-Michel
A Locmariaquer
Mais qu’est-ce que la poésie
Le proverbe ne le dit pas
Elle est peut-être je m’avance
Les sables ici sont mouvants
Elle n’est peut-être
Que ce qui ne s’oublie pas
Ce qui ne se découvre que les yeux fermés
Le jour et la nuit ensemble
Derrière une porte condamnée
Qui ne peut jamais s’ouvrir
Que si on ne la force pas
Le poète est celui-là qui ne cherche pas mais trouve
Par haute fidélité
A ce qui n’existe pas
Comme l’homme existe et s’en va.
Qu’elle nous soit présente, la Bretagne
Dans ses humeurs, ses élans, son mystère,
Son mystère surtout
Approchons-nous-en-doucement
Laissons-nous faire et défaire
Par cette magie enfantine
Qui vient des mots tout simplement
Laisse-toi guider, conduire, vivre
Je veux dire rêver tout haut
Grâce à ses mots qui savent être durs comme le granit
Entre avec moi dans cette brume
Toujours provisoire ici
La tête de l’homme, fragile sémaphore,
Comme la tête du vent, ce buffle aveugle
Ecoute ces mots qui ont des gueules terribles
Comme on en voit sur les calvaires
Ou dans les romans de Victor Hugo
Ecoute :
Grouannec Coz
Kerhornaouen
Boudoushin
Treouergoat
Louxourougoen
Couxenzen
Keralleunoc
Stangkergoulas
Enfonce - toi plus en avant dans ce pays
Qui est comme une pince jamais refermée
Pour que l’océan ne s’y engouffre
En conquérant, ou en flâneur
Dans les anses par-delà Brest
Viens et vois comment au fur et à mesure
Que tu marches
Ton rêve se déploie se déplie
Se métamorphose en un réel drapeau géant
Qui serait planté au sommet brut
Des monts d’Arrée
Cette Egypte sans Nil et sans Rois
Où le diable fait la grimace
Il a dû se pendre par là
Et ressusciter dans la mer
Où sa queue fait encore peur
Aux marins quand ils le rencontrent.
Un drapeau à la gloire duquel
Se libère le ciel, soudain immense
Plus spacieux que n’importe où
On a l’impression que tous les saints du monde
L’ont choisi pour y faire la sieste,
Quand il est doux
Que les démons mangent les restes
Du repas des saints, et se battent
Quand il s’échelonne en hurlant
Comme un fou qui renie son âme
Se libère la terre
Qui n’en peut plus de s’étirer
Comme tu fais toi-même
Homme heureux d’être loin des hommes
De tes hommes particuliers
D’affaire ou de triste commerce
Et qui te mets les bras en croix
Dans le bâillement de l’espace
La terre aussi semble se plaire
A ces jeux de respiration
Au fur et à mesure que l’homme se raréfie
L’homme taupe
L’homme rat
L’homme puce
Qui saute ici et puis ailleurs
Dans son délire quotidien
Ce parasite qui suce le sang de la vie
Mais il en perd toutes couleurs, ainsi
Finissent pas mal d’hommes.
Alors voilà que c’est assez
Que c’est dans notre dos
Les entrevues jusqu’à nausée
Sur l’ennui d’être plutôt ceci que cela
Les amours propres qui sont sales
Les susceptibilités l’oeil en coin
Les défilés de mannequin
Qui portent la mort sous leur masque
Les petites bicoques loi Loucheur
Où les dimanches de l’ennui
S’écoulent près de la grand-route
Où l’on se tue à perdre haleine
Les conversations au sommet
Les grands coups de poing sur la table
Les politiques infernales
Les gratte-ciel ongles de nuit
Où l’on brasse
L’horreur d’être homme en ce monde
Foutez-moi tout çà dans la mer
Foutez-moi tout dans l’eau salée
Que la terre ouvre ses veines
Et se refasse en nouveauté
En compagnie tourbillonnante
De ces tziganes de poissons.
Respire ami et songe encore à d’autres mots
Ceux-là câlins, mots de laine
Oiseaux sous la langue
Qui disent le printemps marin
La gentillesse armoricaine
Qui tutoie l’univers entier
A ces mots :
Forest Fouesnant
Lannilis
Landudal
Landevennec
Saint-Guennolé
Plouhinec
Clahars carnoët
Rozermeur
A ces noms de rivière aussi
Ces rivières qui viennent doucement mourir
Dans l’énorme cuve qui bout de peur
Comme disait je ne sais plus qui :
Aulne
Aven
Odet
Ellern
Ellé
Blavet
Goyen
Laïta
Laisse-toi prendre dans ces mots
Comme dans une algue marine
Qui va sa vie au gré des flots
Mots de granit et mots de laine
Entre le sauvage et le tendre
Entre le roc contre lequel
La mort elle-même
Se fracasserait son crâne stupide
Ce crâne dont nous entrevoyons l’horreur
Quand on se lave les dents
Quand nous embrassons d’un peu près
Notre prochaine
Ce crâne décharnélisé
Qui rend nos soupirs ridicules
Mais il faut bien en supporter
La fétide arrière-présence
Et cogito ergo sum
Il est vrai que l’homme pense
Avec ce crâne en location
Avec ce sourire ces yeux
Autant de trous dans les ténèbres
Mais elle est là, la vraie propriétaire
Elle n’en perd pas une bouchée
parle toujours et dis je t’aime
Mon beau pantin
Que je vais désarticuler
La bourse de l’éternité est plus inflexible que l’autre
Qui change au gré des jours argentés
Et nous finirons tous ensemble
Et vous nous marcherez dessus
Hommes de demain, vos pas lourds
Berceront nos destins brisés
Trop vite interrompus peut-être
Chi lo sa ?
Entre ce grand crâne idiot
Et la fleur des champs
Et les ajoncs genêts bruyères
Et le laurier-rose, le mimosa
Entre l’effroi
Et le plaisir d’être vivant
D’être là, comme on dit
De se sentir en mesure d’homme
Sous ce ciel qui change de couleurs
Comme les gens riches de chemises
Ce ciel où l’hirondelle attrape le vertige
Et la fauvette l’alouette le roitelet
Et la mésange charbonnière
Baigne-toi d’abord dans ces mots
Qui sentent bon la terre humide,
Mots qui braconnent
Quand la merveille recommence
A l’aube d’un jour nouveau-né
La merveille de figurer
Dans ce drame abracadabrant
Dans cette féerie sublime
Que la Bretagne rentre
Dans les mille pores de ta peau
Dans les mille rues de ton âme
Rues mal famées
Rues douloureuses
Rues clandestines
Interdites à l’étranger
Rues qui montent, montent, et soudain
Tout l’horizon sous ta paupière
Qu’un bon ouragan les anime
Tu ne pourras plus te passer
De cette musique obsédante
Qu’elle sécrète, la Bretagne
Je ne parle pas seulement
De ce vent grognon dans une outre
Qui sait exploser comme le tonnerre
Sur le front moite de l’été
Les touristes en rang l’écoutent
Tu la connais cette musique
Elle prend à la gorge
Elle t’agrippe la glotte
Tu y vas de ta larme aussi bien
Elle t’arrive du fond des siècles
C’est Purcell et tous les élisabéthains
Tout à coup dans la rue, qui passent
Ô les bannières dans l’azur
Et je te souffle là-dedans
Les joues en poire
Les hauts genoux
Comme s’ils massaient les deux hanches
Et les poignets qui virevoltent
Et les pipeaux et les tambours
Les Bretons sont au garde-à-vous
Je te souffle dans mon biniou.
Point trop n’en faut, c’est fatigant
Le pathétique folklorique
Retournons vers la naturelle
La musique des doigts de l’eau
Qui se font les ongles en silence
Au contact rugueux des galets
De ces galets que l’on ramasse
Que l’on caresse de la paume
Que l’on regarde sur la table
Quand on est loin de leur pays
Ils font se lever la mémoire
Comme un spectre de bon aloi.
Qui dit que la mer est à boire ?
Elle est trop salée
Mais l’homme a toujours besoin d’elle
Besoin de la savoir présente
Irréductible au pas humain.
Jésus, dans sa paire de sandales, ou pieds nus
Je n’étais pas là pour le voir
Marcha sur les eaux. Je le crois.
Mais c’est un rien blasphématoire
De pousser le pouvoir divin
Jusqu’à piétiner la baignoire
Ce miracle-là, doux Jésus
N’est-il pas indigne de vous ?
Basse est la marée
Noire l’eau
Cette eau fiévreuse qui rabote
Le sable sale fatigué
Cette vase gélatineuse, la grève
Où viennent s’enfoncer
Les vieilles boîtes de conserve
Hier j’ai vu un chat crevé
Les coquilles d’huître, les pneus
Les caisses, les culs de bouteille
Les pots de chambre
Tout ce que l’homme casse ou renie,
La ferraillerie quotidienne
Tout ce que l’homme mange et laisse
Pour les chiens, laborieux clochards
Avec poubelles attitrées,
Sans parler du reste
Qui ne sent pas toujours très bon
On y va le soir, d’un grand geste
Jeter ce à quoi vous penser
L’hygiène est encore en retard
Dans nos pays civilisés
Afin que la mer en reprenne
Large possession
Qu’est-ce qui pourrait la salir ?
Les mouettes y font repas froid
L’œil de profil cisaillant l’air
Et cette voix rauque, ce rire
Qu’ont-elles avalé, c’est pire
Que le cri quand nous en rêvons,
Que le cri de la mort qui passe.
Lui préfère la naturelle
Sous les coups de trois heures du matin
Les cloches se dandinent au vent
D’un christianisme mourant
Mais têtu
Une musique qui s’infiltre
Dans les plis mouvants du sommeil
Une étrange combinaison
De bois et de bitume
Dans l’air pain béni moisi
Un bruit mat
On sent que l’homme de ce bruit
Ne tient à réveiller personne
Qu’il vient de sortir de chez lui
Comme un enfant qui s’en va à l’école
Avec son panier sous le bras
Sa chique au bec
Ou dans une petite boîte
Ou dans sa casquette
A quoi pense-t-il dans la nuit ?
Il va travailler voilà tout
Comme tant d’autres
Qui dégringolent vers la mer
Et se retrouvent sur le quai
Silencieuse foule bleutée
La lune fait ses dernières chinoiseries
L’obscurité craque comme une étoffe que l’on fripe
Cette forme blanche là-bas
Qui émerge dans un coin de grève
Cette rondeur couleur locale
N’allez pas vous en offusquer
Ce n’est que l’un de ces messieurs
Qui pose culotte.
Et dans la barque du passeur
Ils gagnent leur bateau
Par petits groupes
Graves, au garde-à-vous
Debout l’un derrière l’autre
On dirait des condamnés à mort
Qui mijoteraient encore
Je ne sais quel crime
Ce ne sont que des ouvriers
Ils sont nés près de leur usine
Qui s’ouvre sur le monde entier.
On n’imagine pas un pêcheur
Loin de la mer ou en vacances
Et depuis quand je le demande
A-t-on pu prendre l’océan
Pour une partie de plaisir ?
Leurs bateaux ont toutes couleurs
Rouges jaunes noirs
A nom de femme ou de déesse
Amphitrite ou Marie-José
Ils se font du ventre amical
Jouent d’un coude désabusé
En attendant de lever l’ancre
Les poissons somnolent encore
Dans les songes de l’aventure
La mer tremble très doucement
Comme les entrailles
D’une femme enceinte au repos
Qui protège son petit nageur
La nuit s’allume, japonise
Des moteurs se mettent en branle
Ces gens-là vont gagner leur vie
Entre la pointe du Raz et le cap de la Chèvre
Ou au-delà, dans l’Iroise.
La pointe du Raz où l’été
L’horizon se trouve bouché
Par les amoureux en tous genres
La pointe du Raz où l’hiver
On marche à quatre pattes
Pour ne pas s’envoler
Du côté de l’île de Sein.
On dit que la terre finit là
C’est faux
La terre prend des vacances
Elle va se refaire dans les caves
Par-dessous le phare de la Vieille
Sur son rocher Gorlebella
Beau nom pour mourir.
On raconte qu’un des gardiens de ce phare
Fou de jalousie
Y enferma sa femme et l’amant
Qu’elle s’était choisi
Jusqu’à ce que mort s’ensuive
Pour les trois
Car il se jeta dans la mer
Pour y noyer son grand malheur.
On raconte beaucoup de choses
A propos de ce passage haineux
Où la mer est tuberculeuse
Avec des cavernes des trous
Des toux de sa poitrine en feu
Entre le nid de roches brunes.
L’île de Sein qu’on voit au loin
Assiette plate au ras des eaux
Avec le poivre nécessaire
A faire éternuer le soleil
Et le gros sel en ses ruelles
Où l’on marche l’un derrière l’autre
Merlin l’enchanteur y naquit
C’est ce qu’on dit
Elle fut lieu de féerie
De nymphes et de dryades
On en parle généralement
Comme d’une île triste
Un rien damnée
Dont les habitants sont sinistres
Et le furent bien davantage.
J’y ai trouvé de braves gens
Qui n’ont de soucis que les nôtres
Les hommes y vont aux travaux que la mer propose
Les femmes tout de noir vêtues
Comme portant deuil éternel
Y prennent soin de leur maison
De leur minuscule jardin
De leurs gosses heureux d’être là
Où nul accident de voiture n’est à craindre
Il n’y en a pas. Ni de gendarmes
C’est appréciable.
On y regarde sans envie
Le continent, masse indistincte
Sans trop penser à ce qu’il cache
De milliers d’individus
Assez étrange de se dire
Qu’on peut aller
De la pointe du Raz à Moscou
Sur ses deux pieds
Avec des villes des villages
L’avenue des Champs-Elysées
A traverser
Mais vous connaissez le chemin.
Ce qu’il n’y a pas au-delà
De cette terre menacée
De ce désert en pleine mer
C’est une gaieté particulière
Une bonne humeur
Sans rien d’exubérant
Une gaieté tranquille
Une façon d’être sur la terre
Comme si elle n’existait pas
Et certes on pourrait en douter
Quand le soir tombe au cœur de l’île
Et que la mer ronge son os
Sur les grèves, zones pierreuses
Marchés aux puces océanique
Que lèche avec voracité
La langue tranchante des phares
Qui patrouillent l’obscurité.
Armen, la dernière lumière
Avant la grande plaine folle
Qu’on mit huit années à construire.
Tévennec. Son premier gardien
Devint fou. Il entendait dire
Va-t’en va t’en
Pas en français mais en breton
Kerscuit kerscuit
Toutes les nuits
Et ceux qui vinrent après lui
Le même bruit les effraya
Phare de la malédiction
Entre nous ce n’étaient que mouettes
Par centaines dans le rocher
Il est feu fixe maintenant
Et plus personne n’y habite.
Plus loin vers le nord, Ouessant,
Et ses pupilles dans le noir
Le Stiff, Créac’h et la Jument
Nividic, Men Tensel, et d’autres
Ouessant dont les hommes et femmes
Passent pour avoir été les meilleurs du monde...
« Le vol y était aussi inconnu que la mauvaise foi. La pureté paraissait au
premier abord y avoir trouvé un asile assuré contre la corruption universelle.
Les jeunes gens gardaient publiquement dans leurs paroles la réserve la plus
sévère. Un travail opiniâtre et continu en même temps qu’il bannissait la
pauvreté, devenait la sauvegarde de l’innocence et de la santé. On y vivait
jusqu’à cent ans, cent vingt ans, quelquefois même cent quarante. Un
octogénaire venait-il à décéder on pleurait sa perte comme celle d’un homme
qu’une mort prématurée vous aurait ravi. Le bétail était nombreux dans l’île,
mais nul arbre, nul serpent, en sorte que la mère du genre humain était à
l’abri de la tentation... »
Ils étaient même si gentils
Qu’ils composaient des prières
Pour leurs voisins de Molène
Dans le genre que voici :
« Madame Marie de Molène
Envoyez un bon naufrage à mon île
Et vous Monseigneur saint Ronan
N’en envoyez pas un seulement
Mais plutôt deux et même trois
Afin que chacun en ait sa part. »
Ouessant
Où l’on parle encore aujourd’hui
De la jeune fille héroïque...
Une nuit en 1905
Un vapeur marseillais Vesper
Se prit dans le nid de vipères
Que forment les rochers d’Ouessant.
Quatorze d’entre ses marins
Parvinrent sur une chaloupe
A se sauver, mais la furie
Les empêcha de débarquer.
Une jeune fille une îlienne
Elle s’appelait Rose Héré
Entendit leurs cris de détresse
Comme elle allait vagabondant
Sur la falaise. Elle se laissa
Glisser jusqu’à la grève
Le granit est dur, et sa jambe
En fut bien vite ensanglantée
Jupe en l’air mais quelle pudeur
Résisterait à cette quête
Que font les hommes quand leur vie
Ne tient plus qu’à celle de ceux
Qui vont les tirer de la mort
Elle rentra dans l’eau mauvaise
Trébucha en voulant saisir
La corde désespérée.
Et la voilà bouchon fragile
Un filin lancé la sauva
Et la voilà dans la chaloupe
Conduisant les hommes au port.
Dans l’île sa voix retentit
L’air aura sculpté l’innocence
De ce grand cri : « Ils sont sauvés »,
Quelle proféra en breton
Car elle ignorait le français.
On lui décerna des médailles
La presse dit son beau courage
On la reçut même en Sorbonne
La pauvre n’y comprenait rien.
Elle est morte il y a dix-sept ans
Près de sa vache et de ses poules
Un Allemand se servit d’elle
Pour écrire un très beau roman
Mais pourquoi l‘avoir magnifiée ?
C’était une clocharde, errant
Sans qu’aucun amour lui rappelle
Que l’être humain peut être aimé
Par autre chose que le vent.
Paix à toi par-dessous la terre
Rose Héré, fille de brume
Dans ton cimetière d’Ouessant.
Sans doute est-il bien imprudent
De vivre longtemps sur les îles
Sans y être né
Sans en avoir connu enfant
La merveilleuse absurdité.
Elles semblent ignorer tout
De l’ambition de l’homme adulte
Qui veut convaincre son prochain
De l’anarchisme apprivoisé
Du citadin dans une cage
Qui exalte la liberté, qui vote pour elle
Enfermé
Dans ce qu’il nomme sa vertu
Raymond Queneau dirait mon cul
Mais le temps des îles est ainsi
Qu’il y faut faire son devoir
Qu’il crée le vide si l’on ne va
Au bar, c’est un gros poisson argenté
A la vieille, au homard
Il faut mettre sa montre à l’heure
D’une éternité toute plate
Dont l’unique obstacle serait
Les caprices de la lune
Cette folle à tout jamais
Qui fait de la mer une femme
Aux menstrues quotidiennes
Si j’ose dire.
Cette gaieté dont je parlais
S’y manifeste dans des rires
A réveiller l’âme des morts
Autour d’une table où le beurre salé
Fait boire un vin très fort qui noie
Les soucis dans son encre rouge
Sans doute ce rire est précaire
Car l’océan fait sa rumeur
Mais c’est la vie guerre pour guerre
Moi je m’amuse quand tu pleures
Quand tu mugis je me réveille
Quand tu fais mal à mes amis
Je vais me battre en ta fournaise
Grand œil pour œil et dent pour dent
Œil de la mer
Dent de la vie...
Les îles ne sont qu’un tableau
Où l’enfance du monde
Trace à la chaux un mot sans fin
Que le temps trouble et qui revient
Dans le vent qui meurt et qui passe
Car tout ici meurt et s’efface
Ne seraient-elles pas un rêve
Que la mer aurait fait bouche ouverte ?
On y vient en foule l’été
Y déposer son air urbain
Ah c’est là que je voudrais vivre
Dit la demoiselle à son chien
Puis on repart. Déjà si loin
Le paradis. Mais on prend garde
A s’émouvoir de moins en moins.
Nous retournons sur la grand’terre
Après tout une île aussi
Et l’homme redevient une île
Au contact froid de son prochain
Dans les souterrains de la ville.
Ô Concorde Solferino
Ô Vaugirard, Sèvres-Lecourbe
Lèvres se courbent disait Fargue
Les visages crus de vos lignes
Me sont à tout jamais restés
Visages au moins pathétiques
De ceux qui rentrent enfin chez eux
L’œil mangé de cernes mauvais
Le métro je l’aime au matin
Quand les ouvriers s’y rassemblent
Rasés de frais, silencieux
Comme le sont dans la nuit bleue
Ceux que j’entends de ma fenêtre
Vers les trois heures du matin
Qui s’en vont pêcher la sardine
Ou plus loin le thon, ou encore
Beaucoup plus loin
Ceux-là sont les Mauritaniens.
Ils reviennent trois mois après
Leurs casiers remplies de langoustes
Roses et vertes qu’on envoie
Dans les restaurants fruits de mer
Des grandes villes.
D’être restés longtemps en mer
Les fait bégayer quelque peu
Comme si le rythme des vagues
Les empêchait d’aller plus loin
Qu’une syllabe ou deux. Ils butent
Sur les rochers de leur histoire
A force anecdotes salées.
Dans les rues du port retrouvé
Ils tanguent mais aller me dire
Si c’est le vin d’un bon retour
Où l’océan qui leur donne cet air penché
Leur démarche dit leur pensée
Elle va d’un côté de l’autre
Jambes arquées mains dans les poches
Les pêcheurs ne sont pas pressés
Et le dimanche à trois ou quatre
Ils goûtent peu la solitude
Ils font les cafés de la ville
Trop bien vêtus, ils se balancent
Comme des pingouins engoncés
Sans se parler beaucoup
Il n’y a rien de plus difficile
Que de tenir, je dis tenir
Une conversation avec un pêcheur.
Il est fuyant ou il se tait
Ou parle sans penser à l’autre
On le dirait happé par l’horizon
L’hameçon du ciel dans la langue
Le langage ne l’intéresse pas
A-t-il tort avons-nous raison
De vouloir parler à tout prix
Allez le dire ?
Avec lui on peut se payer
De belles parties de silence
A ne rien faire qu’écouter
Le métal marin en fusion
La mer ne rend pas intelligent
Mais elle empêche la bêtise
Je ne connais ni ne conçois
De pêcheurs bêtes comme peuvent l’être
Un avocat, un docteur és lettres
Par exemple, et certes
C’est bien autre chose
Que ce qu’on apprend dans les livres
Qui les empêche de l’être
Je ne sais quelle connaissance
Toute nue toute crue
Qui ne touche pas à la parole
Le plus souvent source de ruine
Quand on la prend comme elle vient
Une connaissance qui laisse son homme
Intact, tranquille
Tout à fait indifférent aux autres hommes sur la terre
A moins qu’ils ne soient en danger
Indifférents à leurs tourments
Plus ou moins métaphysiques
Un homme en état de sauvagerie, un peu
Comme Rimbaud souhaitait de l’être
Mais il connaissait trop bien la langue
Française et latine
Pour en oublier les détours
Un homme en posture d’enfance
Qui n’a strictement rien à dire
A son prochain d’autre métier
Un homme avec la ruse la brutalité
La susceptibilité animale
Qui le rend parfois bagarreur
Mais aussi cette ingénuité
Cette bonne franquette du cœur
Ce goût de vivre
Je vous défie de rencontrer un pêcheur triste
C’est un mot qui n’existe pas
Dans son vocabulaire organique
Mais aussi cette étrange soumission
A la femme à l’épouse
Car la femme d’un pêcheur
C’est elle qui porte culotte
Son homme est en mer
Mais c’est elle qui lui conserve la terre
Sentinelle attentive
Dans une pièce ou deux
On y mangerait par terre
Tant c’est généralement propre
C’est elle qui tient les cordons de la bourse
Et donne à son homme le dimanche
Ou les jours de fête
De quoi s’amuser un peu
Aux boules à la belote au stade
Et boire un petit coup ou plus
Du gwinn ru qui râpe la langue
Et leur inspire des refrains
Que le soir dans les rues brumeuses
Leur grosse voix clame à tue-tête
On en ramasse quelquefois, c’est rare
On les accompagne chez eux
Leur femme dit : « Merci monsieur
Ah ma doué si c’est pas honteux
Va te coucher mon pauvre vieux. »
Quand la retraite aura sonné
Il viendra s’asseoir sur le quai
Les mains tordues de rhumatismes
L’oreille rongée par le sel
L’œil blanc d’avoir trop navigué
Dans la nuit, d’en avoir scruté
La menace dans les étoiles
Il regardera immobile
Comme ces Bédouins du désert
Sa belle usine sa maîtresse
Sa vie
Qui reviendra de très loin, là-bas
Lui rire doucement au nez
Sans rancune au moins sans rancune
Et son sang n’est-il pas salé
A force d’en avoir vaincu plus d’une
Dans ses tours d’un monde marin
Mais que d’amis perdus aussi, que d’ombres funestes
Au souvenir.
La mer est broyeuse d’histoire
Nulle trace humaine sur sa peau
Elle n’est pas comme la terre
Avec ses monuments commémoratifs
Ses statues. Les hommes ont besoin
De savoir que d’autres hommes
Sont morts avant eux
Pour la patrie ou par l’esprit
Ca leur donne cœur à l’ouvrage
Et combien ne vivent encore
Les malheureux
Qu’en vue de la postérité
Une belle croix sur le ventre
Et grands discours dessus leur boîte.
La mer s’en moque
La mer se moque des trophées
Des médailles sur la poitrine
Elle prend les hommes au début
De leur vie et les retient jusqu’à la mort.
Le passé d’un pêcheur dit bien
Son mouvement inéluctable
Il est très rare est-ce possible
Qu’un pêcheur n’ait pas eu pour père
Un autre pêcheur
On ne s’improvise pas
Homme sur la mer sur ses reins
Pas plus hélas que fonctionnaire
C’est dans le sang
Plus ou moins pâle impatient
Et puis mon Dieu
Il faut de tout pour faire un monde
Autant en emporte le vent.

Extrait de:  1962, Poèmes Bleus
Georges Perros

 

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