Marcelle Delpastre
La place
Comment peux-tu parler de ces pays lointains, si tu n’es pas
allé jusqu’au bout de l’angoisse ?
Comment sais-tu la mer, qui ne se dit qu’aux temps futurs,
sans avoir voyagé jusqu’au fond de l’espoir ?
Ici tu as vécu. Chaque chose t’apprenait sa place. L’hiver et la
saison des fruits, le goût des pommes, le poids des paniers, le dos
courbé sur les genoux, l’odeur de la terre.
Tu connaissais le bois qui résiste au couteau, qui éclate en
parfums sous la hache, qui se polit entre les paumes. Et l’arbre
qui se tient debout.
Tu comprenais la pierre arrachée au sol, le sable et la poussière.
Tu bâtissais le mur, tu élevais le toit. Tu as touché avec tes
mains, tu soulevais avec tes bras.
Tu semais sur la terre ouverte, tu fauchais la gerbe. Tu portais
sur l’épaule et menais jusqu’au bout l’office lent du pain. Tu savourais
tes nourritures.
Chaque chose te disait son poids, sa forme et sa mesure.
Chacune t’enseignait son corps. Tu essayais ta force et son désir
contre chacune.
Et n’oublie pas les larmes ni la sueur, l’eau profonde du sang,
souviens-toi de la honte et de la misère. La blessure de chair. La
haine.
Ici tu inventais ta place. Tu te plantais sur le fragile espace.
Et que sais-tu d’ailleurs ?
Ici tu veux marquer ta trace. Comment parler du long voyage
qu’on ne peut faire qu’une fois ?
Marcelle Delpastre
15 juin 1970
Poème extrait de L’ARAIGNÉE ET LA ROSE ET AUTRES PSAUMES II (1969-1986)
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