Tout dire Le tout est de tout dire, et je manque de mots Et je manque de temps, et je manque d'audace Je rêve et je dévide au hasard mes images J'ai mal vécu, et mal appris à parler clair. Tout dire les roches, la route et les pavés Les rues et leurs passants les champs et les bergers Le duvet du printemps la rouille de l'hiver Le froid et la chaleur composant un seul fruit Je veux montrer la foule et chaque homme en détail Avec ce qui l'anime et qui le désespère Et sous ses saisons d'homme tout ce qui l'éclaire Son espoir et son sang son histoire et sa peine Je veux montrer la foule immense divisée La foule cloisonnée comme un cimetière Et la foule plus forte que son ombre impure Ayant rompu ses murs ayant vaincu ses maîtres La famille des mains, la famille des feuilles Et l'animal errant sans personnalité Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles La justice debout le pouvoir bien planté Paul Eluard
Coup de foudre Ils sont tous deux convaincus d’être unis par un sentiment inattendu. C’est beau, une telle certitude mais l’incertitude est plus belle encore. Ils ne se connaissaient pas avant, et ils croient qu’il ne s’est jamais rien passé entre eux. Mais qu’en pensent les routes, les marches, les couloirs, où depuis longtemps ils pouvaient se croiser? Je voudrais leur demander s’ils se souviennent – d’un face à face, un jour peut-être dans une porte à tambour? un « excusez-moi » dans la foule? un « vous avez fait un faux numéro » dans le combiné? – mais je connais la réponse. Non, ils ne se souviennent pas. Ils seraient très surpris d’apprendre que depuis longtemps déjà le hasard jouait avec eux. Pas encore tout à fait prêt à se changer en destin, il les rapprochait, les éloignait, leur coupait la route et, étouffant un petit rire, s’écartait d’un bond. Il y eut des signes, des signaux, indéchiffrables, mais peu importe. Il y a tr...
Charles BAUDELAIRE (1821-1867) Hymne à la beauté Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l'on peut pour cela te comparer au vin. Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ; Tu répands des parfums comme un soir orageux ; Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ; De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, Crépite, flambe et d...
Poésie ininterrompue Allez donc pleurer ou rire Dans ce monde de buvard Prendre forme dans l’informe Prendre empreinte dans le flou Prendre sens dans l’insensé Dans ce monde sans espoir Si nous montions d’un degré Eluard
La PEINE On vendit le chien, et la chaîne, Et la vache, et le vieux buffet, Mais on ne vendit pas la peine Des paysans que l’on chassait. Elle resta là, accroupie Au seuil de la maison déserte, A regarder voler les pies Au-dessus de l’étable ouverte. Puis, prenant peu à peu conscience De sa forme et de son pouvoir, Elle tira d’un vieux miroir Qui avait connu leur présence, Le reflet des meubles anciens, Et du balancier, et du feu, Et de la nappe à carreaux bleus Où riait encore un gros pain. Et depuis, on la voit parfois, Quand la lune est dolente et lasse, Chercher à mettre des embrasses Aux petits rideaux d’autrefois. in PETITES LEGENDES
SYLVIA PLATH ^- Mort-nés (1960) Les poèmes ne vivent pas ; c’est leur triste destin, Bien qu’ils aient des orteils et des doigts Et de petits fronts bombés. Leur mère les a couverts de p’tits soins Ils ne savent toutefois pas marcher. Ô je ne saurais dire ce qui leur est arrivé ! Leur silhouette et leurs traits ; tout est parfait. Ils s’assoient gentiment dans la saumure ! Et m’accueillent le sourire aux lèvres Hélas ! Leurs poumons ne se remplissent pas d’air Et leur cœur ne se met pas à battre. Ils ne sont pas des cochons, pas même des poissons, Quoiqu’ils leur ressemblent— اa aurait été mieux s’ils étaient en vie. Mais ils sont morts et leur mère affolée l’est presque aussi Ils la dévisagent, mais ne parlent jamais d’elle.
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