Les vraies richesses - Jean Giono

Les vrais richesses - Jean Giono
Pour ceux qui sont nés en captivité, la liberté n’est plus un aliment. Dans cette ville où les hommes sont entassés comme si on avait râtelé une fourmilière, ce qui me frappe, me saisit et me couvre de froid mortel, c’est la viduité. Sentiment d’une avilissante solitude. Jusqu’à neuf heures du matin, la rue sert de couloir à ceux et celles qui vont au travail. Le travail ici n’est plus à la mesure de l’homme, ni de sa joie, ni de son cœur. Il est devenu laid, inutile et dévorant. Il semble n’exister que pour user de la matière humaine. Il ne fonctionne plus suivant les lois naturelles de la transformation. Il ne se sert plus de l’admirable sens ouvrier de l’homme. Il est impersonnel, collectif ; plus que tout il donne l’impression du vide et de l’inutile, et il détruit chaque jour la beauté de la vie chez plus d’un demi-million d’être vivants. Rien de ce qu’il crée n’a de qualité. Les objets fabriqués que je touche ont d’invisibles bavures où s’accroche et s’irrite la peau de mes doigts. Aucun ne fait jouir mes mains. Leur matière est agonisante. L’ouvrier n’a eu ni le temps, ni l’envie ; il n’a plus l’esprit de conserver la vie à la matière qu’il travaille. Il est vrai que la plupart du temps celle qu’on lui donne est ingrate et de petite santé. On ne veut pas faire beau. On veut faire vite, bon marché et beaucoup. Ces pauvres choses me proposent d’intervenir dans mon confortable. Elles ne peuvent rien me donner. Mais je ne les repousse pas. Je les regarde avec tristesse comme le bois d’une croix sur laquelle on crucifie inutilement des hommes et des femmes.

Je suis le compagnon en perpétuelle révolte contre ta captivité, qui que tu sois, et si tu n’es pas révolté toi-même, soit que le travail ait tué toutes tes facultés de révolte, soit que tu aies pris goût à tes vices, je suis révolté pour toi malgré tout pour t’obliger à l’être. Car il faudrait si peu de chose pour que soit réalisé ce que vous désirez sans le savoir, et pour vous faire exactement semblables à moi-même : vous débarrassez de votre ville. Je vais à pied. Je me sens tout dépaysé par la dureté du trottoir et le balancement des hanches qu’il faut avoir pour éviter ceux qui vous frôlent. Je marche vite et je dépasse les gens qui vont dans ma direction ; mais quand je les ai dépassés je ne sais plus que faire, ni pourquoi je les ai dépassés, car c’est exactement la même foule, la même gêne, les mêmes gens à toujours dépasser sans jamais trouver devant moi d’espaces libres. Alors, je romps mon pas et je reste nonchalant dans la foule. Mais ce qui vient d’elle à moi n’est pas sympathique. Je suis en présence d’une anonyme création des forces déséquilibrées de l’homme. Cette foule n’est emportée par rien d’unanime. Elle est un conglomérat de mille soucis, de peines, de joies, de fatigues, de désirs extrêmement personnels. Ce n’est pas un corps organisé, c’est un entassement. Il ne peut y avoir aucune amitié entre elle collective et moi. Il ne peut y avoir d’amitié qu’entre des parties d’elle-même et moi, des morceaux de cette foule, des hommes ou des femmes. Mais alors, j’ai avantage à les rencontrer seuls et cette foule est là seulement pour me gêner. Le premier geste qu’on aurait si on rencontrait un ami serait de le tirer de là jusqu’à la rive, jusqu’à la terrasse du café, à l’encoignure de porte, pour avoir enfin la joie de véritablement le rencontrer. Elle est comme une solitude. Mais elle est une solitude qui ne vous appartient pas, inféconde ; une solitude qui est séparation et non pas union du meilleur de l’esprit à travers les distances, une solitude qui n’est pas harmonie et divin concert, mais le silence total de l’âme par l’étouffement. De tous ces gens-là qui m’entourent, m’emportent, me heurtent et me poussent, de cette foule parisienne qui coule, me contenant sur les trottoirs devant la Samaritaine, combien seraient capables de recommencer les gestes essentiels de la vie s’ils se trouvaient demain à l’aube dans un monde nu ? Qui saurait orienter son foyer de plein air et faire du feu ? Qui saurait reconnaître et trier parmi les plantes vénéneuses les nourricières comme l’épinard sauvage, la carotte sauvage, le navet des montagnes, le chou des pâturages ? Qui saurait tisser l’étoffe ? Qui saurait trouver les sucs pour faire le cuir ? Qui saurait écorcher un chevreau ? Qui saurait tanner la peau ? Qui saurait vivre ? Ah ! C’est maintenant que le mot désigne enfin la chose ! Je vois ce qu’ils savent faire : Ils savent prendre l’autobus et le métro. Ils savent arrêter un taxi, traverser une rue, commander un garçon de café ; ils le font là autour de moi avec une aisance qui me déconcerte et m’effraie. Je suis effrayé comme je l’ai été au zoo de Berlin devant la cage du gorille quand j’ai vu la bête s’asseoir sur une chaise, en face d’une table, et attendre sa pâtée. - Comme un monsieur, dit quelqu’un qui m’accompagnait.
Saint Jean qu’on ne voit pas, saint Jean que le peintre ne représente pas dans cette plaine qui est toute la tragédie de saint Jean – et la nôtre – la tragédie de l’entrelacement et de la multitude des routes, de la multiplication de l’incertitude des chemins et de la nudité de la richesse, ce faux désert à travers lequel celui qui ne « gagne » pas s’ensevelit comme dans des sables mouvants. Tout roule ici dans une loi implacable de machine. Et les trains incessants alimentent les foyers. La vie brûle tout le temps dans le corps des habitants de la ville, non plus pour la joie de la flamme mais pour l’utilisation de la flamme. La vie de chacun doit produire, la vie de chacun n’a plus son propriétaire régulier, mais appartient à quelqu’un d’autre, qui appartient à la ville. Une chaîne sans fin d’esclavage où ce qui se produit se détruit sans créer ni joie ni liberté. Alors, à quoi bon ? Mais je suis seul à parler dans la rue et personne ne m’entend. Personne ne peut m’entendre car les hommes et les femmes qui habitent cette ville sont devenus le corps même de cette ville et ils n’ont plus de corps animal et divin. Ils sont devenus les boulons, les rivets, les tôles, les bielles, les rouages, les coussinets, les volants, les courroies, les freins, les axes, les pistons, les cylindres de cette vaine machine qui tourne à vide sous Sirius, Aldébaran, Bételgeuse et Cassiopée. Ils sont comme de paillettes de métal dans le corps des pièces principales. Ils ne seront jamais plus alimentés de liberté, jamais plus. Au fond, il s’agit surtout de laisser entrer la vie dans ce qui est devenu machinal et mécanique. Ils avaient l’habitude d’attendre des ordres pour vivre. Maintenant, ils se sont décidés à vivre, humblement, de leur propre gré, sans écouter personne, et voilà que tout s’est éclairé, véritablement, comme quand on a trouvé l’allumette et la lampe, que la maison s’éclaire, qu’on sait enfin où porter la main pour trouver les choses nécessaires ; comme aussi quand l’aube s’allume dans une plus vaste habitation que la maison et qu’à l’endroit où le monde était fermé et noir sous une boue de nuit, les vallées, les fleuves, les collines et les forêts se découvrent avec toute la joie de vivre. Il faut d’abord dire que nous sommes des paysans pauvres. Nous n’avons pas des champs immenses, nous ne sommes pas venus à cette conception moderne de la spécialisation. Nous n’avons pas des spécialités de plantes : rien que des vignes, rien que du blé, rien que des pommes de terre. Non, nous cultivons un peu de tout. Nous n’avons jamais dit : « notre exploitation agricole. » Nous disons : « notre ferme ». C’est une maison des champs qui tire toute sa vie de la terre. On a dû te dire qu’il fallait réussir dans la vie ; moi je te dis qu’il faut vivre, c’est la plus grande réussite du monde. On t’a dit : « Avec ce que tu sais, tu gagneras de l’argent. » Moi je te dis : « Avec ce que tu sais tu gagneras des joies. »
Jean Giono



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